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Nantes, le 24 novembre 2020

par Betty N.

Mon Victor,

La difficulté que j’éprouve à poser mes mots est à l’image du grand bouleversement émotionnel que je traverse depuis quelques semaines.

Nous avons accueilli ton petit frère il y a trois ans et ta petite sœur l’an dernier, je suis actuellement élève-avocate et avec papa nous avons fêté nos huit ans de relation cette année ainsi que notre deuxième anniversaire de mariage.

J’ai voulu me convaincre que j’avais dépassé ta mort, que la vie continuait sans toi, que j’étais une femme forte et que finalement l’enseignement que je devais tirer de ton trop court passage sur terre était celui-ci : foncer coûte que coûte pour atteindre la réussite, uniquement animée par une rage (de vaincre).

N’est-ce pas ce que je m’entends dire si souvent ? Que je suis si forte…

Sauf que tel Icare, je me suis brûlé les ailes. Et la chute est si rude que je me demande si je vais parvenir à surmonter cette vague de désespoir qui me submerge chaque jour.

Le diagnostic est tombé il y a un mois : burn-out. Je n’ai eu de cesse de répéter au médecin que j’avais vécu bien pire qu’un trajet quotidien en train de cinq heures pour me rendre à l’école, que ce n'était pas le bon moment, que je ne comprenais pas.

Je commence à comprendre aujourd’hui qu’il n’y a justement rien à comprendre.

Pendant ces cinq dernières années j’ai adopté mon mode de défense classique : rationnaliser, intellectualiser mes émotions négatives pour éviter l’effusion, pour garder le contrôle. Je ne me suis autorisée qu’à vivre pleinement, intensément, les moments de joie, y voyant alors ma revanche sur la vie.

En définitive mon cœur, je crois que je pourrais compter sur les doigts de la main les moments où je me suis autorisée à pleurer ton absence. Tu étais à peine parti que lorsque je suis sortie de l’hôpital, après mon passage en soins intensifs, je me suis plongée dans la rédaction de mon mémoire de master, déterminée à décrocher une bourse doctorale que je n’ai finalement pas obtenue. Le but affiché était de réussir au moins une chose en cette année macabre. Les larmes versées à l'annonce de cet échec masquaient en réalité ce gouffre intérieur vertigineux que j'avais choisi d'ignorer.

Il m’a fallu voir mes perspectives de carrière vaciller dernièrement pour réaliser le caractère malsain que j’entretenais avec ma scolarité : élément quasiment identitaire de l’enfant peu sûre d’elle que j’étais, elle m’a ensuite permis de me détourner de ma peine.

Mon âme désormais à vif, je prends conscience de la nécessité vitale de faire mon deuil. Mon deuil de ton absence, mon deuil du fait que jamais je ne t’entendrai m’appeler maman, le deuil de ton premier sourire, de ta première dent, de tes premiers pas, le deuil de cette rentrée scolaire qui n’a pas eu lieu, le deuil de tes joies, de tes chagrins, et de tous ces moments qui resteront confinés à jamais au sein de mon imagination.

Je ne te verrai jamais jouer avec ton frère et ta sœur, et je ne sais comment décrire la fratrie que vous formez lorsque l’on me demande combien d’enfants j’ai, de peur de choquer.

Face à l’innommable, face à une mort qui n’entre pas dans l’ordre des choses, la réaction du monde extérieur fut parfois d’une violence à la hauteur de ce que nous venions de vivre papa et moi. De l’injonction faite de ne pas ressasser en passant par les oiseaux de mauvaise augure qui prédisaient que je ne me remettrais jamais de ta mort, je repense à ton arrière-grand-mère maternelle qui m'a dit, parlant de toi, que "ces enfants là ne se pleuraient pas", aux psychologues de l’hôpital qui me répétaient démunis que j'étais forte ou encore à l’infirmière qui m’a intimé l’ordre de cesser de pleurer car il y avait plus grave dans la vie et que j'aurais d'autres enfants.  Et aujourd'hui parler de toi suscite le malaise de nos proches. Je n’ai pas trouvé l’espace de bienveillance pour accueillir mes émotions, aussi vives soient-elles, dans le non jugement. J’ai alors tout refoulé et repris à mon compte ces directives pour (me) prouver que je m’en remettais par la même occasion. 

 

Il m’aura fallu un séminaire de médiation humaniste à la mi-octobre et une rencontre avec Jacqueline Morineau, fondatrice de ce courant, pour faire voler en éclats mes certitudes. Moi qui croyais simplement ajouter une ligne à mon cv, je me suis retrouvée désarçonnée , mon ego désarmé et mon cœur démasqué. J’ai accepté de déconnecter pour la première fois mon cerveau pour vivre mes émotions. Et de me retrouver à pleurer toutes les larmes de mon corps devant des inconnus qui furent dénués de tout jugement à mon encontre. Jacqueline Morineau n’a-t-elle pas perdu elle-même un enfant dans des circonstances atroces ? Confrontée à de multiples reprises à la mort, elle dégage pourtant une sérénité hors pair, une sagesse fascinante voire mystique.

Le lundi qui a suivi cette formation je n’ai pas pu retourner à l’école. Et les jours qui ont suivi non plus. Mon premier réflexe fut de m’inquiéter des répercussions de ce burn-out sur ma scolarité. Les cours ont repris en distanciel en raison du contexte sanitaire actuel, je fais acte de présence en me disant qu’il ne me reste que deux semaines de cours et que je suis à quelques mois à peine de finir ma formation et de devenir avocate.

Ce titre qui symbolisait tant de choses à mes yeux, à commencer par l’apogée de mon parcours scolaire sans faille, le sceau de mon honorabilité… Voilà qu’à présent il ne m’évoque plus rien. Peut-être deviendrai-je effectivement avocate. Mais là n’est pas la solution à ma quête de sens. Te pleurer, regarder tes photos, repenser à ton petit corps posé sur moi en peau à peau pendant des heures, étreinte gravée à tout jamais dans ma mémoire et dans mon cœur. Ressentir l’amour que j’ai pour toi et dont la grandeur ne fait finalement que transparaître à travers la violence de la douleur qui rejaillit.

Te ressasser apaise mon âme tout comme accepter que jamais je ne me remettrai de ta mort. Comment le pourrais-je ? Me reconnecter à toi me fait le plus grand bien, papa m’a d’ailleurs confié aller beaucoup mieux depuis qu’il te parle. En m’adressant à toi je ne me sens pas envahie par le tourbillon de mes pensées. En m’adressant à toi je me sens vivre. Cinq ans après je veux te redonner toute ta place dans mon existence. Car à travers ce cri intérieur c’est toi qui frappais à la porte de mon cœur.

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